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Le libre arbitre

Les tourbillons de la vie par Edel Maex
01 novembre 2015

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"La méditation est un terrain expérimental parfait. On s’assied sur son coussin et on suit sa respiration. Quelques secondes plus tard, on tombe dans la rêvasserie. On n’a bien sûr aucune prise sur le moment où on devient distrait. Notre contrôle se situe au moment où l'on se rend compte qu’on est distrait. On a alors le choix : continuer à rêvasser ou retourner à la respiration. Ce choix n’est possible que dans l’instant. Je ne peux choisir ni hier, ni demain, seulement maintenant. Retourner à la respiration est incroyablement simple,  et cela vaut pour tous les moments de choix dans notre vie. C’est pourquoi nous cultivons notre esprit à ne pas se laisser emporter par le désir, l'aversion et l'ignorance, à garder ouverte cette liberté de choix et à ne pas provoquer de souffrance."

Edel Maex publie régulièrement de très beaux textes sur son blog. Grâce à l'aide généreuse de bénévoles, nous avons entrepris de les traduire en français afin d'en faire profiter un plus grand nombre.
Merci à Marthe, une nouvelle fois, qui a traduit ce billet sur le libre arbitre.

Le libre arbitre est à nouveau au centre de toutes les attentions. Il l’a naturellement été plusieurs fois au cours des siècles, mais les neurosciences donnent une nouvelle coloration au débat. William James, le fondateur de la psychologie occidentale, posait déjà la question en 1890 dans son ouvrage 'Principles of Psychology' avec la « automaton theory ». Si nos ressentis et actions sont déterminés par notre cerveau, comment notre conscience peut-elle les influencer ? Depuis lors, nous en savons bien plus sur le cerveau, et ceci n’est plus uniquement une question théorique. Il est par exemple prouvé qu’un mouvement est déclenché dans notre cerveau avant que nous en ayons conscience. Comment peut-on dans ce cas, parler de libre arbitre ?

Un des défenseurs de cette vision est Sam Harris. Son livre « Free Will » est controversé au sein de son propre milieu. Lorsque j’étudiais la psychologie dans une université catholique, les cours concernaient la question de savoir si une étude scientifique des déterminants du comportement était compatible avec la foi dans le libre arbitre. Pour les athéistes radicaux qui portent l’autonomie de l’individu en étendard, la question n’est pas moins pénible. La méprise réside surtout dans le fait que, dans cette période de sécularisation, nous nous tournons vers la science pour avoir des réponses absolues aux grandes questions existentielles, alors que ce n’est pas le sujet de la science. La science crée des modèles de réalité qui sont testés au moyen de prédictions, d’hypothèses, et qui peuvent être affirmés ou infirmés par la recherche. La science ne peut donc pas prétendre quelque chose « juste comme ça ». Elle est liée à des exigences strictes de prédictibilité.

Affirmer, comme Sam Harris le fait, que la science a prouvé que le libre arbitre n’existe pas, c’est comme dire qu’Euclides a prouvé que deux lignes parallèles ne se croisent jamais. (Si vos études font partie d’un passé lointain : Euclides ne le prouve pas. C’est une assomption, un axiome, nécessaire pour prouver des thèses de géométrie dans son système.)

De la même manière, la causalité et le réductionnisme, sont des assomptions de la science. Ce sont des assomptions utiles car la science réussit particulièrement bien à expliquer ce qui nous entoure. Cependant, à partir d’assomptions, la science ne peut trouver autre chose que des relations causales. Cela ne signifie pas que le monde soit complètement déterminé. Cela signifie seulement qu'approcher le monde comme s’il était déterminé, amène des résultats utilisables. A titre d’exemple, on peut dire qu’une carte de Bruxelles est un modèle utile, mais elle ne prouve pas que la ville soit plate et pliable.

Tout ceci ne signifie pas que nous devions mettre de côté les découvertes des neurosciences. Nous utilisons souvent la métaphore de l'ordinateur pour le cerveau. Mais si notre cerveau est un ordinateur, c’en est un avec différents processeurs, chacun avec une architecture propre, avec son propre système d’exploitation, qui fonctionnent tous de manière autonome, sans unité centrale et avec une capacité limitée de partage d’information. Et il n'y en a qu'un seul qui a une carte son.

A cause de cette transmission limitée de données, nous ne pouvons connaître certaines choses à propos de nous-même que par l’observation de notre propre comportement. Ce qui peut prendre des proportions dramatiques. Au moment où une personne se trouve à côté du corps de son amant, qu’elle vient tout juste de tuer suite à un accès de jalousie, et les autre noyaux cérébraux se rendent compte de ce qui s’est passé, nous comprenons comme il est difficile d’être un être humain. De la même manière, des hommes bons et gentils peuvent se transformer en une bande de génocidaires et commettre des atrocités et ne comprendront jamais de leur vivant comment ils ont pu être capables de les commettre.

Devant de telles situations, nous n’avons souvent aucune pitié vis-à-vis des coupables. Nous tenons quelqu’un pour responsable, en tant qu’individu. Nous pourrions aussi difficilement donner une peine de prison à une partie du cerveau de quelqu’un et laisser le reste partir en liberté.

Les conclusions de la science corrèlent étonnamment bien avec une conclusion à laquelle que Sam Harris arrive aussi de par la pratique de la méditation bouddhique : il n’y a pas de soi à trouver en soi-même. Et s’il n’y a pas de soi, comment est-ce que ce soi qui n’existe même pas pourrait-il avoir un libre arbitre ? En fait, le livre de Sam Harris concerne plus le non-soi que le libre arbitre. Avec cette prise de conscience, ce n’est pas étonnant que son argumentation se tourne vers un plaidoyer pour la compassion.

Nous nous créons une illusion d’unité qui n’existe en réalité pas. Elle n’existe pas dans notre cerveau et encore moins dans notre expérience. S’il y a un endroit (sûr) où c’est clair, c’est sur notre coussin de méditation. Méditer est un processus humiliant. Je ne suis pas du tout celui que je pense être. Encore pire : « je » ne suis pas du tout.

Mais est-ce que, dans les sciences ou dans le dharma, toute notion de libre arbitre doit alors être balayée une fois pour toutes ? Non. Les sciences comme le bouddhisme sont pour cela trop pragmatiques. Dans les recherches en psychologie, on retrouve les termes « locus of control » et plus récemment encore « sense of agency ». Il s’agit de l’expérience de diriger notre propre comportement et de pouvoir faire des choix.

Dans une étude, il est apparu que les étudiants qui devaient lire une argumentation contre l’existence du libre arbitre dans un cours, avaient plus tendance à tricher à l’examen. Le sens du contrôle  est important. Il a des conséquence éthiques. C’est probablement une des choses les plus importantes à apprendre pour un enfant, autrement dit, qu’il a une influence sur le monde. Chez les jeunes en difficulté, on voit souvent qu’ils se sentent victimes et ressentent le monde comme hostile. Tout le monde est contre eux. Ce qui est souvent aussi le cas... Si on leur dit qu’ils peuvent aussi agir, faire quelque chose, ils le ressentent plus comme une accusation que comme une confirmation d’une compétence ou d’une qualité. Parfois, le recours à un comportement violent est la seule manière de retrouver ce sens du contrôle.

Mais alors, la recherche du sens du contrôle prouve-t-elle que le libre arbitre existe ? Pas du tout. Cela prouve uniquement qu’un modèle psychologique qui a pour point de départ le sens du contrôle, donne des résultats utilisables pour expliquer des comportements, les prédire et y remédier. Les neurosciences ont réussi entre-temps à localiser le sens du contrôle dans le cortex pariétal.

Dans le bouddhisme, on ne trouve pas d’effet explicite du libre arbitre. Le terme bouddhique qui est le plus proche de la notion de libre arbitre est probablement karma. Karma signifie comportement et par extension, conséquences du comportement. Pour le Bouddha, on est ce qu’on fait. L’homme est « propriétaire et héritier de son comportement ».

Dans le canon pali, le Bouddha part du principe que les hommes ont le choix. Le Bouddha se rend bien compte que ce n’est pas une sinécure. Parfois, nous sommes comme « un homme faible qui est traîné par deux hommes forts qui veulent le jeter dans un puits rempli de charbons ardents ». Les « deux hommes forts » sont, une image pour les kleshas, le désir, l'aversion et l'ignorance, qui, tels un poison, nous enlèvent notre liberté et nous traînent là où nous ne voulons pas aller. Les neurosciences appelleraient ça le système de récompense. Nibbana n’est rien d’autre que la libération de cette contrainte.

Encore une fois, la méditation est un terrain expérimental parfait. On s’assied sur son coussin et on suit sa respiration. Quelques secondes plus tard, on tombe dans la rêvasserie. On n’a aucune prise sur le moment où on devient distrait. Notre contrôle se situe au moment où l'on se rend compte qu’on est distrait. On a alors le choix : continuer à rêvasser ou retourner à la respiration. Ce choix n’est possible que dans l’instant. Je ne peux choisir ni hier, ni demain, seulement maintenant. Retourner à la respiration est incroyablement simple, et cela vaut pour tous les moments de choix dans notre vie. C’est pourquoi nous cultivons notre esprit à ne pas se laisser emporter par le désir, l'aversion et l'ignorance, à garder ouverte cette liberté de choix  et à ne pas provoquer de souffrance.

Les neurosciences continuent leurs avancées et ont entretemps découvert que la méditation entraîne le cortex préfrontal. En d’autres mots : aucun de ces arguments n’est de taille à contredire l’argumentation de Sam Harris qui dit que le libre arbitre est en fait une illusion et que tout cela est déterminé de manière causale par le fonctionnement de notre cerveau. Il ne s’agit ici cependant pas de questions sur l'absolu mais sur la realité telle qu'elle est vécu. Cela veut dire qu'aucun de ces arguments ne peuvent me retirer mon sens du contrôle. Heureusement !

A côté du libre arbitre, il y a encore une toute autre forme de liberté, qui est celle de l’artiste. Panamarenko construisit des navettes spatiales singulières. Il y ajouta des calculs et des esquisses bizarres, comme un Léonard De Vinci moderne. Un physicien du MIT prit la peine d’étudier l’œuvre de Panamarenko et d’examiner ses calculs. Il arriva à la conclusion dévastatrice qu’il était un excentrique sans respect pour la science. Panamarenko appelait certains scientifiques des « ennuyeux » sans fantaisie.

Il fut un temps où l'on attendait de l’art qu’il produise la beauté. A notre époque postmoderne, on dit parfois que l’art ne doit pas être beau, mais transgressif. Cela signifie qu’il doit marcher hors des cadres habituels, des plis, des attentes, des tabous. L’art nous renvoie de la certitude à l’émerveillement. Probablement que la beauté était transgressive au Moyen-âge. Mais dans un monde où les chaises et les tables et les machines à café sont design, la beauté est devenue banale et l’art montre l'autre côté de la réalité.

La science est pieds et poings liée aux exigences strictes de la prédictibilité. Ca doit marcher. L’art peut se permettre une liberté que la science n’a pas. Frank Zappa dit un jour que la seule chose qui définit l’art, c’est le cadre. Au sein de ce cadre s’applique la liberté totale. La devise de Zappa était AAAFNRAA (Anything Anytime Anyplace For No Reason At All) ou en français: N’importe quoi, à n’importe quel moment, n’importe où et sans aucune raison.

Ce n’est pas important pour un artiste de savoir que les neurosciences ont trouvé entretemps les endroits dans le cerveau qui sont responsables de l’art. Il ne s’intéresse pas à toutes ces rationalisations et à toute cette violence verbale. Toutes ces « confabulations de l’hémisphère gauche » (avec les mots de Sam Haris) ne peuvent lui retirer sa créativité.

Et il y a une liberté encore plus grande. Il n’y a pas de mots capables pour la décrire sans la détériorer, à part peut-être ceux du Sutra du Coeur: « ni œil ou oreille, ni nez ou langue, ni corps et ni esprit … ni chemin et non plus idée, ni atteinte ou non-atteinte ». Krishnamurti écrit à propos de ceci dans son journal intime : « The total denial of the known is the essence of freedom”. C’est le fait d’être prêt à lâcher toute connaissance, tout point d’appui, et même la notion de moi ou de non-moi. C’est une ouverture radicale. C’est la liberté la plus radicale. Là où l’art va à la recherche de l’émerveillement, c’est l’émerveillement même le plus pur. Les mystiques de différentes traditions ont écrit, chacun avec leurs mots, à ce sujet, tout en se rendant compte qu’ils ne pouvaient pas le saisir avec des mots. Dans cette ouverture, il se passe une expérience remarquable. Cette ouverture radicale est la source de l’amour et de la compassion. Ce n’est pas logique, tout comme la vitesse de la lumière n’est pas logique. C’est une perception, un fait observable. C’est l’essence de notre pratique méditative.