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Empathie ou compassion

Les tourbillons de la vie par Edel Maex
11 février 2016

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"Cette capacité à rester présent sans détourner le regard et sans se perdre, (...) c’est ce que nous exerçons quand nous pratiquons la méditation : se calmer, ouvrir notre esprit et notre cœur et rester présent. C’est pour cela que la compassion commence par nous-même. Notre coussin de méditation est l’endroit par excellence pour la compassion.
Savez-vous vous asseoir avec votre chagrin, ouvrir votre esprit et votre cœur et rester présent ? Avant de commencer à méditer, c’était impensable pour moi. J’ai du l’apprendre en étant assis sur mon coussin."


Edel Maex publie régulièrement de très beaux textes sur son blog. Grâce à l'aide généreuse de bénévoles, nous avons entrepris de les traduire en français afin d'en faire profiter un plus grand nombre. Merci à Marthe qui a traduit ce billet.

Nous vous rappelons qu'Edel sera en conférence gratuite avec Emergences à la Foire du Livre de Bruxelles le dimanche 21 février à 15h, présenté par notre ami Ozan. Inscriptions ici.


Le psychologue Paul Bloom est en train d’écrire un livre sur l’empathie. Il en parle beaucoup dans ses interviews sur YouTube : il est contre. Il dit certainement des choses intelligentes, mais je trouve un peu dommage de vouloir absolument attirer l’attention sur un mot en l’utilisant autrement que dans son sens courant. Quand le président Obama parle d’ « empathy deficit », il parle d’autre chose.
Bloom a cependant raison, dans le sens où le concept d’empathie comme utilisé habituellement dans les recherches scientifiques actuelles concerne trois définitions : savoir ce que quelqu’un ressent, se sentir de la même manière qu’une autre personne, et avoir des sentiments pour cette personne. Tania Singer, chercheuse elle aussi, a démontré que ces définitions impliquaient trois circuits différents dans le cerveau.
La première définition, savoir ce que quelqu’un ressent, fait partie de ce qui est appelé maintenant « theory of mind ». C’est une capacité à voir la perspective de l’autre et de se rendre compte que l’autre a d’autres sentiments, pensées et besoins que vous. Certaines personnes souffrant d’autisme obtiennent des résultats très bas pour cette aptitude alors que les psychopathes sont très bons. Il est fréquent que la communication se passe mal, justement à cause de la non-reconnaissance de ce qui est « autre » chez l’autre. A ce sujet, un simple « comment cela se passe-t-il pour toi ? » peut faire des miracles.
En psychologie, on n’utilise le terme empathie que pour la deuxième définition. Si des cobayes voient une vidéo dans laquelle quelqu’un se pique avec une aiguille, ils ressentent la piqûre dans leur propre main. Il s’agit littéralement de « ressentir comme ». Pour éviter tout malentendu, j’utiliserai ensuite le terme « ressentir comme » et non empathie.
D’après Paul Bloom, le « ressentir comme » n’apporte que des problèmes. Nous serions de meilleures personnes sans cela. Il prétend que nous nous comportons de manière plus éthique quand nous nous basons sur la rationalité plutôt que sur nos sensations. Cela manque de profondeur à mes yeux. Le fait est que nous avons des émotions. C’est comme dire que les gens feraient mieux de ne pas tomber amoureux et de choisir leurs partenaire sur base d’arguments rationnels. Je ne pense pas qu’on puisse en faire un livre, même si personne ne niera que le fait d’être amoureux mène souvent à des problèmes.
Le « ressentir comme » n’est pas la compassion. Pas qu’il n’y ait pas de « ressentir comme » dans la compassion, mais parce que, dans la compassion, l’accent se déplace de « ressentir comme » vers « ressentir pour ».
Le « ressentir comme » n’amène pas toujours de la compassion ou une plus grande implication. Au contraire, c’est souvent la raison pour laquelle les gens abandonnent. Les gens qui ont subi quelque chose de grave perdent, à leur grand affolement, une grande partie de leur cercle d’amis. « C’est dans le besoin qu’on reconnaît ses amis ». Les gens qui abandonnent ne sont pas de dangereux psychopathes. Au contraire, c’est justement parce qu’ils « ressentent comme » qu’ils abandonnent, parce qu’ils ne savent que faire de ce « ressentir comme ». Nous n’avons pas beaucoup de bon sens quand il s’agit de gérer la douleur. Nous essayons souvent de repousser le chagrin et celui des autres est justement beaucoup plus facile à éviter que le nôtre.
Inversement, le «ressentir comme » peut nous amener des problèmes, si nous ne gérons pas notre propre douleur. Les images horribles des guerres et de la violence, des arrivées massives de réfugiés ne nous laissent pas de glace. Nous sommes touchés. J’entends autour de moi que cela empêche beaucoup de gens de dormir.
Une source très connue de burn-out chez les professionnels de la relation d'aide est ce qu’on appelle la fatigue de la compassion. Que faire de toute cette souffrance humaine qu’on doit gérer tous les jours en tant que soignant ? Et à l’inverse, quel est l’intérêt d’avoir un thérapeute en larmes et inconsolable en entendant votre histoire ? Ce terme est clairement mal choisi : ce n’est pas à cause de la compassion que l'on s’écroule, mais à cause de notre « ressentir comme », que nous ne savons pas comment utiliser. A présent, on commence d’ailleurs à entendre "fatigue de l'empathie".
Un autre aspect problématique du “ressentir comme” est qu’il est particulièrement sélectif. Si un cobaye voit une vidéo d’une main qui se fait piquer par une aiguille, il ressent de la douleur. Mais il la ressent moins fort si la main est noire et que lui-même est blanc et inversément. Dans une autre étude sur le même sujet, il est apparu que les supporters de football « ressentent » plus fort quand il s’agit des supporters de leur propre club que ceux des adversaires.
Confucius disait déjà que entre les 4 mers, tous les hommes sont frères. Un vœu pieu qui n’est toujours pas devenu réalité, vingt-cinq siècles plus tard. C’est propre aux hommes de se comporter différemment selon le groupe d'appartenance. Et c’est comme ça que des personnes adorables peuvent être très cruels dans le même temps. Comment est-ce possible qu’un commandant de camp de concentration soit en même temps un gentil papa pour ses enfants ? Dès que nous cessons de voir l’autre comme un être humain, notre « ressentir comme » s’arrête.
Le « ressentir comme » est un sentiment avec lequel nous sommes souvent, et de manière très consciente, manipulés. La valeur-« entertainment » de la photo de l’enfant mort rejeté par la mer est gigantesque. Personne ne parle des autres enfants morts. Les organisations qui font de la récolte de fonds savent très bien jouer avec notre « ressentir comme ». Nous sommes aussi manipulés par le monde politique. Nous ne pouvons pas savoir quelle information nous est présentée de manière sélective et ce qui nous est caché. De cette manière, on nous manipule imperceptiblement à « ressentir comme » un groupe et à voir les autres comme s’ils n’étaient pas humains.
Puis-je éteindre ma TV alors, ou dois-je continuer à regarder ? Et pourquoi continuons nous à regarder ces images horribles ? Qui aidez-vous en restant éveillé ? Paul Bloom plaide pour un « altruisme effectif » qui ne se base pas sur le « ressentir comme » mais sur la pensée rationnelle basée sur une information correcte. Souvent, les gens se sentent coupables de détourner le regard. Ou indignés moralement si quelqu’un leur dit que c’est OK d’éteindre la TV. C’est aussi sur cela que les médias jouent sans pitié, sur ce sentiment de culpabilité qui est enraciné dans une grande méfiance, au plus profond de nous et dans la notion d’un égo qui est, par nature, immoral. Cette vision de l’égo n’a rien à voir avec le bouddhisme. Elle est entrée insidieusement dans le bouddhisme quand le christianisme est arrivé en Occident. En ce qui me concerne, cette vision n’est pas non plus inhérente au christianisme, mais elle a fini par y être très fort associée. Si on est sans pitié avec soi-même, le « aime les autres comme toi-même » devient un appel à la violence.
C’est probablement aussi une des raisons pour laquelle il manque un bon mot pour « compassion » dans notre langue. Le Dalai Lama fut très étonné, lorsque, après une confusion de langage complète, il apparut que le mot « compassion » en anglais ne portait que sur les autres et pas sur soi-même.
Dans le bouddhisme, on utilise le terme karuna. Karuna n’existe pas en soi, mais est un des 4 brahmaviharas. Lors que les brahmanes demandèrent à Bouddha quel était le chemin vers une réunion avec les dieux (brahma), il leur conseilla, pragmatique comme il était, de ne pas chercher trop loin et de la réaliser tout de suite en résidant (vihara) dans l’amour, la compassion, la joie et la franchise (metta, karuna, mudita, upekkha).
En dépit de notre manque de confiance en nous, metta et karuna font partie de nos sentiments les plus naturels. Metta est le fait de souhaiter le bien à quelqu’un. C’est le désir que ça aille bien, que quelqu’un soit heureux. Karuna, c’est notre gestion de sa souffrance, c’est le désir que la souffrance cesse. Contrairement au « ressentir comme », il y a, dans metta et karuna, une intention claire. Mudita signifie que nous continuons à voir la beauté et la bonté dans le monde et que nous continuons à l’apprécier. Cela empêche l’aigreur et la rancœur que nous pouvons accumuler, quand nous sommes confrontés à autant de souffrance.
Mais comment pouvons nous y arriver ? Etre au milieu du monde avec de la bonne volonté, en étant compassionnés, sans perdre des yeux ce qui est beau, sans abandonner ni sombrer ? Que Paul Bloom le veuille ou non, nous « ressentons avec ». Et comment pouvons-nous gérer ce « ressentir avec » ?
Upekka est la capacité à rester présent sans détourner le regard et sans se perdre. C’est un compromis entre nier et être entraîné. C’est ce que nous exerçons quand nous pratiquons la méditation : se calmer, ouvrir notre esprit et notre cœur et rester présent. C’est pour cela que la compassion commence par nous-même. Notre coussin de méditation est l’endroit par excellence pour la compassion. Savez-vous vous asseoir avec votre chagrin, ouvrir votre esprit et votre cœur et rester présent ? Avant de commencer à méditer, c’était impensable pour moi. J’ai du l’apprendre en étant assis sur mon coussin.
C’est seulement à ce moment qu’a commencé à apparaître la signification d’être présent pour le chagrin d’un autre. La compassion n’est pas optionnelle. Elle appelle à la présence et à l’action. Contrairement à un “ressentir comme” passif, la compassion est un élan actif. Finalement, peut-être que « l’altruisme effectif » de Paul Bloom n’est pas une si mauvaise idée...