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La grâce

Les tourbillons de la vie par Edel Maex
09 août 2015

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"J’ai connu tellement de gens qui attendent des années sur leur coussin jusqu’à ce « qu’elle » arrive, alors que c’est quelque chose que l’on fait en cet instant : ouvrir notre esprit et notre cœur et être prêt. C’est ça, la grâce. Ce n’est pas le hasard. On ne la reçoit pas de là-haut. C’est un droit de naissance. Elle est omniprésente. On y a accès maintenant."

Edel Maex, qui nous fera l'immense plaisir d'être des nôtres lors de la matinée de méditation organisée le dimanche 27 septembre prochain dans le cadre des Journées Emergences, publie assez régulièrement de très beaux textes sur son blog. Grâce à l'aide généreuse de bénévoles, nous avons entrepris de les traduire en français afin d'en faire profiter un plus grand nombre.
Merci à Marthe qui a traduit ce premier billet sur la grâce.


Est-ce que la grâce existe dans le bouddhisme? Cette question m’a été posée dans le contexte d’un dialogue interreligieux. Mon premier réflexe a été de dire « oui, évidemment ». La grâce et la libération sont l’essence même du bouddhisme. “Tout est grâce” cite régulièrement Ton Lathouwers. Un vers du gospel “Amazing Grace”: J’étais aveugle, mais maintenant je vois (I once was blind but now I see) semble même venir directement du bouddhisme.

Lorsque je me mis à chercher la signification du mot grâce par la suite, cela devint moins simple. Sur Wikipedia, je lus : « La grâce est, dans la religion chrétienne, une expression utilisée pour décrire une faveur bienveillante accordée par Dieu à l’homme.  Les Chrétiens y voient don gratuit et tout à fait immérité par l'homme. »

Les religions sont le reflet des sociétés dans lesquelles elles apparaissent. La définition chrétienne de la grâce cadre parfaitement dans une société médiévale. Nous ne serons donc pas surpris qu’elle ne corresponde plus à notre société moderne. Dans les monarchies, comme en Belgique ou aux Pays-Bas, le roi peut toujours accorder sa grâce, même si, dans les faits, les décisions sont prises par un gouvernement élu démocratiquement.

Et qu’en est-il des cultures traditionnelles bouddhiques? L’exemple type du bouddhisme ancien est naturellement le récit d’Angulimala. Anguilimala était un tueur en série qui, lors d’une confrontation avec le Bouddha, se repent soudainement et devient moine. Quand le roi Pasenadi vient chez le Bouddha quelques jours plus tard, le Bouddha lui demande ce qu’il ferait si Angulimala devenait moine. Le roi trouve l’idée fort improbable, mais si cela devait se passer, il honnorerait comme à n’importe quel autre moine. En disant cela, il donne sa grâce à Angulimala sans s’en rendre compte. Nous sommes ici en terrain connu. La structure sociétale de l’Inde n’était pas si différente que celle que nous avons connu jusqu’au Moyen-Age.

La particularité de ce récit, est qu’au moment de sa conversion, le Bouddha voit Anguilimala tel qu’il est à ce moment précis et non, tel qu’il était jusque là, ce qui est improbable, autant chez nous qu’en Inde. C’est presque un sport pour nous de tirer impitoyablement vers le bas toute personne qui serait mise en avant, dès qu’il apparaît qu’elle a fait un pas de travers à un moment dans sa jeunesse. Peu importe comment cette personne est maintenant, si dans le passé… Tout le monde a un jour fait quelque chose qu’il ou elle n’aurait pas du faire, aussi celui qui crie le plus fort. Tout le monde regrette certaines actions, mais l’opinion publique est sans pitié.

Dans le récit d’Angulimala, cela devient encore plus fort quand il atteint l’éveil, peu de temps après. Pour les normes indiennes, c'est totalement impensable. Dans le monde hindou, il n’y a pas d’enfer éternel, mais quelqu’un comme Angulimala devrait au moins se réincarner pendant des vies innombrables en enfer avant qu’on lui accorde une nouvelle chance. Son passé n’est pas pour autant effacé. Il revient encore régulièrement couvert de sang de marches en contemplation parce que quelqu’un lui jette une pierre depuis derrière un buisson. Le Bouddha lui conseille de prendre patience.

Cela fait partie de l’essence du bouddhisme : la libération est possible à chaque instant. Karma signifie que le moment suivant est déterminé par le moment présent, mais signifie aussi que je peux prendre action dans ce même moment présent. J’ai connu tellement de gens qui attendent des années sur leur coussin jusqu’à ce « qu’elle » arrive, alors que c’est quelque chose que l’on fait en cet instant : ouvrir notre esprit et notre cœur et être prêt. C’est ça, la grâce. Ce n’est pas le hasard. On ne la reçoit pas de là-haut. C’est un droit de naissance. Elle est omniprésente. On y a accès maintenant.

Lorsqu’il atteint la Chine par la route de la soie, le bouddhisme arrive dans une toute autre société. Un des éléments fondamentaux du monde chinois est la résonance (ganying). L’observation de base est la vibration des cordes accordées d’un lut alors qu’une seule corde est frappée. De la même manière, des phénomènes accordées résonnent entre eux dans le microcosme et le macrocosme. Des inondations (trop de yin), par exemple, sont mises en relation avec trop de femmes (yin) dans des positions de pouvoir.

La tâche de l’empereur est de parvenir à l’harmonie. Si l’empereur exécute un rituel pour une bonne récolte, il doit aussi, grâce à des actes appropriés et aux couleurs assorties de ses vêtements, résonner avec les gens, avec la terre et avec les phénomènes célestes. Si ces derniers sont mis en harmonie, les conditions climatiques seront favorables, les récoltes abondantes et les gens heureux. Il est important de remarquer qu’il n’implore un dieu céleste pour obtenir une faveur arbitraire, mais qu’il participe à un phénomène tout à fait naturel. Quand le rituel est exécuté correctement, le ciel ne peut qu’y répondre favorablement.

Ces principes font alors leur entrée dans le bouddhisme. Le vœu de Bouddha Amida d’accueillir tous ceux qui l’invoquent son Royaume Pur, même les plus perdus, doit être compris comme une réponse aux souffrance infinies du monde. Notre nature est la même que celle du Bouddha. L’invocation d’Amida est une réponse de notre propre nature de Bouddha, comme un enfant qui s’est fait mal, mais qui ne pleure qu’au moment où il voit sa mère.

Lorsque nous chantons la Sutra de Guanyin: “Prends refuge dans Guanyin et plus rien ne pourra te toucher”, cela ne signifie pas qu’un être surnaturel descendra des nuages. Cela signifie que la compassion est la réponse à notre souffrance. La capacité de Guanyin à prendre toutes sortes de formes est sa capacité à répondre à ce que demande cette situation concrète. Souffrir et la compassion résonnent naturellement l’un avec l’autre.

Peut-être pouvons-nous regarder la notion de résonance d’encore un peu plus près. Si on jette une pierre dans l’eau, apparaissent des rides dans l’eau. Je ne provoque pas les rides, Elles sont la réaction de l’eau. Si je lance un morceau de pain dans l’eau, les canards arrivent en caquetant. C’est leur réaction. Le phénomène n’est pas initié par moi. L’eau, les canards m’invitent à le faire. Regardez donc les visages des petits enfants qui arrivent avec leur grand-père à vélo, chacun avec leur sac de vieux pain. Les enfants, le grand-père, l’étang, les canards participent à un ensemble résonnant, dans lequel l’un stimule l’autre. De cette manière, nous faisons partie d’un tout résonnant de manière organique, de souffrance et compassion, d’être  Bouddha et d’être humain.

En tant qu’Occidentaux, nous expliquerions cela plutôt de manière psychologique. En mindfulness, je porte une attention bienveillante et ouverte à ma douleur et ma tristesse. C’est ma souffrance, ma douceur, ma bienveillance. Cette explication psychologique a cependant des limites. Tant que je vais mal, je pense que ma souffrance est ma souffrance. Dès que ça va mieux, je peux à nouveau être ouvert à ce qui se passe autour de moi, et je découvre que ma souffrance n’est pas uniquement ma souffrance. Elle me dépasse. Je la vois partout autour de moi. Voilà qui serait une découverte insupportable, si la bienveillance ne se trouvait pas elle aussi, tout autour de moi. La bienveillance aussi me dépasse. Et ce n’est visible que si je m’ouvre. Cette ouverture, c’est la nature de Bouddha.

“Moi” n’est qu’un élément minuscule qui fait partie d’un grand tout de souffrance et de bienveillance qui résonne. D’un autre côté, il n’y a ni souffrance ni bienveillance sans le particulier. C’est toujours la souffrance concrète d’une personne particulière à laquelle répond la bienveillance concrète d’une autre personne concrète. Guanyin peut prendre toutes les formes, mais elle se manifeste dans telle ou telle forme concrète.

Quand je me prosterne face à une image de Bouddha, je participe à un geste de respect et de bienveillance. Cette image de Bouddha n’est qu'une fenêtre symbolique sur le monde. Le mouvement ne commence pas avec moi-même. L’attention douce et bienveillante qui émane de la statue, m’invite à la prosternation. En cultivant ce mouvement dans le zendo, je résonne avec respect, avec douceur, dans la reconnaissance du droit d'être. Ceci ne devient concret qu’après nombre de rencontres avec nombre d’être vivants qui viennent chaque jour sur mon chemin.

Il y a une expression bouddhique chinoise qui dit : “celui qui se prosterne et celui vers qui on se prosterne, sont ouverts de manière égale. (ouvert est ici une traduction de sunya, souvent traduit comme “vide”.) L’ouverture se prosterne vers l’ouverture, l’ouverture résonne avec l’ouverture. C’est pour ça que nous chantons dans le Soutra du Coeur: « la forme est l’ouverture (vide), l’ouverture est forme ». Il n’y a pas d’ouverture en dehors d’une forme concrète. Autrement, cela devient un vide informe, que certaines personnes aiment prendre pour l’illumination, mais qui ne fait que nous rendre étranger au monde. L’éveil reste l’éveil, jusque dans la réalité concrète.

Les cordes ne peuvent entrer en résonance quand elles sont coincées. C’est pour cela que nous méditions, pas pour atteindre quelque chose, mais pour devenir ouvert comme la caisse de résonance du lut, qui, grâce à son ouverture, peut résonner avec toutes ses cordes. Comme la cloche qui continue à sonner doucement après les bruits qui l'entourent. Nous arrivons donc à la même conclusion. Ceci est la grâce. On ne doit pas la recevoir d’en-haut. Ce n’est pas le hasard.  C’est un droit de naissance. Elle est omniprésente. Tout est grâce. On y a accès maintenant.