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Les tourbillons de la vie par Edel Maex
01 NOVEMBRE 2015

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"La méditation est un terrain expérimental parfait. On s’assied sur son coussin et on suit sa respiration. Quelques secondes plus tard, on tombe dans la rêvasserie. On n’a bien sûr aucune prise sur le moment où on devient distrait. Notre contrôle se situe au moment où l'on se rend compte qu’on est distrait. On a alors le choix : continuer à rêvasser ou retourner à la respiration. Ce choix n’est possible que dans l’instant. Je ne peux choisir ni hier, ni demain, seulement maintenant. Retourner à la respiration est incroyablement simple,  et cela vaut pour tous les moments de choix dans notre vie. C’est pourquoi nous cultivons notre esprit à ne pas se laisser emporter par le désir, l'aversion et l'ignorance, à garder ouverte cette liberté de choix et à ne pas provoquer de souffrance."

Edel Maex publie régulièrement de très beaux textes sur son blog. Grâce à l'aide généreuse de bénévoles, nous avons entrepris de les traduire en français afin d'en faire profiter un plus grand nombre.
Merci à Marthe, une nouvelle fois, qui a traduit ce billet sur le libre arbitre.

Le libre arbitre est à nouveau au centre de toutes les attentions. Il l’a naturellement été plusieurs fois au cours des siècles, mais les neurosciences donnent une nouvelle coloration au débat. William James, le fondateur de la psychologie occidentale, posait déjà la question en 1890 dans son ouvrage 'Principles of Psychology' avec la « automaton theory ». Si nos ressentis et actions sont déterminés par notre cerveau, comment notre conscience peut-elle les influencer ? Depuis lors, nous en savons bien plus sur le cerveau, et ceci n’est plus uniquement une question théorique. Il est par exemple prouvé qu’un mouvement est déclenché dans notre cerveau avant que nous en ayons conscience. Comment peut-on dans ce cas, parler de libre arbitre ?

Un des défenseurs de cette vision est Sam Harris. Son livre « Free Will » est controversé au sein de son propre milieu. Lorsque j’étudiais la psychologie dans une université catholique, les cours concernaient la question de savoir si une étude scientifique des déterminants du comportement était compatible avec la foi dans le libre arbitre. Pour les athéistes radicaux qui portent l’autonomie de l’individu en étendard, la question n’est pas moins pénible. La méprise réside surtout dans le fait que, dans cette période de sécularisation, nous nous tournons vers la science pour avoir des réponses absolues aux grandes questions existentielles, alors que ce n’est pas le sujet de la science. La science crée des modèles de réalité qui sont testés au moyen de prédictions, d’hypothèses, et qui peuvent être affirmés ou infirmés par la recherche. La science ne peut donc pas prétendre quelque chose « juste comme ça ». Elle est liée à des exigences strictes de prédictibilité.

Affirmer, comme Sam Harris le fait, que la science a prouvé que le libre arbitre n’existe pas, c’est comme dire qu’Euclides a prouvé que deux lignes parallèles ne se croisent jamais. (Si vos études font partie d’un passé lointain : Euclides ne le prouve pas. C’est une assomption, un axiome, nécessaire pour prouver des thèses de géométrie dans son système.)

De la même manière, la causalité et le réductionnisme, sont des assomptions de la science. Ce sont des assomptions utiles car la science réussit particulièrement bien à expliquer ce qui nous entoure. Cependant, à partir d’assomptions, la science ne peut trouver autre chose que des relations causales. Cela ne signifie pas que le monde soit complètement déterminé. Cela signifie seulement qu'approcher le monde comme s’il était déterminé, amène des résultats utilisables. A titre d’exemple, on peut dire qu’une carte de Bruxelles est un modèle utile, mais elle ne prouve pas que la ville soit plate et pliable.

Tout ceci ne signifie pas que nous devions mettre de côté les découvertes des neurosciences. Nous utilisons souvent la métaphore de l'ordinateur pour le cerveau. Mais si notre cerveau est un ordinateur, c’en est un avec différents processeurs, chacun avec une architecture propre, avec son propre système d’exploitation, qui fonctionnent tous de manière autonome, sans unité centrale et avec une capacité limitée de partage d’information. Et il n'y en a qu'un seul qui a une carte son.

A cause de cette transmission limitée de données, nous ne pouvons connaître certaines choses à propos de nous-même que par l’observation de notre propre comportement. Ce qui peut prendre des proportions dramatiques. Au moment où une personne se trouve à côté du corps de son amant, qu’elle vient tout juste de tuer suite à un accès de jalousie, et les autre noyaux cérébraux se rendent compte de ce qui s’est passé, nous comprenons comme il est difficile d’être un être humain. De la même manière, des hommes bons et gentils peuvent se transformer en une bande de génocidaires et commettre des atrocités et ne comprendront jamais de leur vivant comment ils ont pu être capables de les commettre.

Devant de telles situations, nous n’avons souvent aucune pitié vis-à-vis des coupables. Nous tenons quelqu’un pour responsable, en tant qu’individu. Nous pourrions aussi difficilement donner une peine de prison à une partie du cerveau de quelqu’un et laisser le reste partir en liberté.

Les conclusions de la science corrèlent étonnamment bien avec une conclusion à laquelle que Sam Harris arrive aussi de par la pratique de la méditation bouddhique : il n’y a pas de soi à trouver en soi-même. Et s’il n’y a pas de soi, comment est-ce que ce soi qui n’existe même pas pourrait-il avoir un libre arbitre ? En fait, le livre de Sam Harris concerne plus le non-soi que le libre arbitre. Avec cette prise de conscience, ce n’est pas étonnant que son argumentation se tourne vers un plaidoyer pour la compassion.

Nous nous créons une illusion d’unité qui n’existe en réalité pas. Elle n’existe pas dans notre cerveau et encore moins dans notre expérience. S’il y a un endroit (sûr) où c’est clair, c’est sur notre coussin de méditation. Méditer est un processus humiliant. Je ne suis pas du tout celui que je pense être. Encore pire : « je » ne suis pas du tout.

Mais est-ce que, dans les sciences ou dans le dharma, toute notion de libre arbitre doit alors être balayée une fois pour toutes ? Non. Les sciences comme le bouddhisme sont pour cela trop pragmatiques. Dans les recherches en psychologie, on retrouve les termes « locus of control » et plus récemment encore « sense of agency ». Il s’agit de l’expérience de diriger notre propre comportement et de pouvoir faire des choix.

Dans une étude, il est apparu que les étudiants qui devaient lire une argumentation contre l’existence du libre arbitre dans un cours, avaient plus tendance à tricher à l’examen. Le sens du contrôle  est important. Il a des conséquence éthiques. C’est probablement une des choses les plus importantes à apprendre pour un enfant, autrement dit, qu’il a une influence sur le monde. Chez les jeunes en difficulté, on voit souvent qu’ils se sentent victimes et ressentent le monde comme hostile. Tout le monde est contre eux. Ce qui est souvent aussi le cas... Si on leur dit qu’ils peuvent aussi agir, faire quelque chose, ils le ressentent plus comme une accusation que comme une confirmation d’une compétence ou d’une qualité. Parfois, le recours à un comportement violent est la seule manière de retrouver ce sens du contrôle.

Mais alors, la recherche du sens du contrôle prouve-t-elle que le libre arbitre existe ? Pas du tout. Cela prouve uniquement qu’un modèle psychologique qui a pour point de départ le sens du contrôle, donne des résultats utilisables pour expliquer des comportements, les prédire et y remédier. Les neurosciences ont réussi entre-temps à localiser le sens du contrôle dans le cortex pariétal.

Dans le bouddhisme, on ne trouve pas d’effet explicite du libre arbitre. Le terme bouddhique qui est le plus proche de la notion de libre arbitre est probablement karma. Karma signifie comportement et par extension, conséquences du comportement. Pour le Bouddha, on est ce qu’on fait. L’homme est « propriétaire et héritier de son comportement ».

Dans le canon pali, le Bouddha part du principe que les hommes ont le choix. Le Bouddha se rend bien compte que ce n’est pas une sinécure. Parfois, nous sommes comme « un homme faible qui est traîné par deux hommes forts qui veulent le jeter dans un puits rempli de charbons ardents ». Les « deux hommes forts » sont, une image pour les kleshas, le désir, l'aversion et l'ignorance, qui, tels un poison, nous enlèvent notre liberté et nous traînent là où nous ne voulons pas aller. Les neurosciences appelleraient ça le système de récompense. Nibbana n’est rien d’autre que la libération de cette contrainte.

Encore une fois, la méditation est un terrain expérimental parfait. On s’assied sur son coussin et on suit sa respiration. Quelques secondes plus tard, on tombe dans la rêvasserie. On n’a aucune prise sur le moment où on devient distrait. Notre contrôle se situe au moment où l'on se rend compte qu’on est distrait. On a alors le choix : continuer à rêvasser ou retourner à la respiration. Ce choix n’est possible que dans l’instant. Je ne peux choisir ni hier, ni demain, seulement maintenant. Retourner à la respiration est incroyablement simple, et cela vaut pour tous les moments de choix dans notre vie. C’est pourquoi nous cultivons notre esprit à ne pas se laisser emporter par le désir, l'aversion et l'ignorance, à garder ouverte cette liberté de choix  et à ne pas provoquer de souffrance.

Les neurosciences continuent leurs avancées et ont entretemps découvert que la méditation entraîne le cortex préfrontal. En d’autres mots : aucun de ces arguments n’est de taille à contredire l’argumentation de Sam Harris qui dit que le libre arbitre est en fait une illusion et que tout cela est déterminé de manière causale par le fonctionnement de notre cerveau. Il ne s’agit ici cependant pas de questions sur l'absolu mais sur la realité telle qu'elle est vécu. Cela veut dire qu'aucun de ces arguments ne peuvent me retirer mon sens du contrôle. Heureusement !

A côté du libre arbitre, il y a encore une toute autre forme de liberté, qui est celle de l’artiste. Panamarenko construisit des navettes spatiales singulières. Il y ajouta des calculs et des esquisses bizarres, comme un Léonard De Vinci moderne. Un physicien du MIT prit la peine d’étudier l’œuvre de Panamarenko et d’examiner ses calculs. Il arriva à la conclusion dévastatrice qu’il était un excentrique sans respect pour la science. Panamarenko appelait certains scientifiques des « ennuyeux » sans fantaisie.

Il fut un temps où l'on attendait de l’art qu’il produise la beauté. A notre époque postmoderne, on dit parfois que l’art ne doit pas être beau, mais transgressif. Cela signifie qu’il doit marcher hors des cadres habituels, des plis, des attentes, des tabous. L’art nous renvoie de la certitude à l’émerveillement. Probablement que la beauté était transgressive au Moyen-âge. Mais dans un monde où les chaises et les tables et les machines à café sont design, la beauté est devenue banale et l’art montre l'autre côté de la réalité.

La science est pieds et poings liée aux exigences strictes de la prédictibilité. Ca doit marcher. L’art peut se permettre une liberté que la science n’a pas. Frank Zappa dit un jour que la seule chose qui définit l’art, c’est le cadre. Au sein de ce cadre s’applique la liberté totale. La devise de Zappa était AAAFNRAA (Anything Anytime Anyplace For No Reason At All) ou en français: N’importe quoi, à n’importe quel moment, n’importe où et sans aucune raison.

Ce n’est pas important pour un artiste de savoir que les neurosciences ont trouvé entretemps les endroits dans le cerveau qui sont responsables de l’art. Il ne s’intéresse pas à toutes ces rationalisations et à toute cette violence verbale. Toutes ces « confabulations de l’hémisphère gauche » (avec les mots de Sam Haris) ne peuvent lui retirer sa créativité.

Et il y a une liberté encore plus grande. Il n’y a pas de mots capables pour la décrire sans la détériorer, à part peut-être ceux du Sutra du Coeur: « ni œil ou oreille, ni nez ou langue, ni corps et ni esprit … ni chemin et non plus idée, ni atteinte ou non-atteinte ». Krishnamurti écrit à propos de ceci dans son journal intime : « The total denial of the known is the essence of freedom”. C’est le fait d’être prêt à lâcher toute connaissance, tout point d’appui, et même la notion de moi ou de non-moi. C’est une ouverture radicale. C’est la liberté la plus radicale. Là où l’art va à la recherche de l’émerveillement, c’est l’émerveillement même le plus pur. Les mystiques de différentes traditions ont écrit, chacun avec leurs mots, à ce sujet, tout en se rendant compte qu’ils ne pouvaient pas le saisir avec des mots. Dans cette ouverture, il se passe une expérience remarquable. Cette ouverture radicale est la source de l’amour et de la compassion. Ce n’est pas logique, tout comme la vitesse de la lumière n’est pas logique. C’est une perception, un fait observable. C’est l’essence de notre pratique méditative.


Les tourbillons de la vie par Edel Maex
10 SEPTEMBRE 2015

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"Il y a deux façons de réagir face à la vulnérabilité de quelqu’un. Dans une relation d’abus, la vulnérabilité de l’autre est l’endroit où vous devez être. C’est là que vous pouvez le toucher. C’est là que vous pouvez dépasser sa limite. Dans une relation basée sur le respect, la fragilité de l’autre est l’endroit où vous vous arrêtez ; l’endroit où, si nécessaire, vous protégerez l’autre."

Edel Maex, qui nous fera l'immense plaisir d'être des nôtres lors de la matinée de méditation organisée le dimanche 27 septembre prochain dans le cadre des Journées Emergences, publie assez régulièrement de très beaux textes sur son blog. Grâce à l'aide généreuse de bénévoles, nous avons entrepris de les traduire en français afin d'en faire profiter un plus grand nombre.
Merci à Lydwine qui a traduit ce deuxième billet sur la vulnérabilité.


J'ai vu sur Twitter une phrase extraite de mon dernier livre : “Un maître bouddhiste ne peut jamais avoir un pouvoir plus grand que celui que ses élèves sont disposés à lui donner ». En effet, mais si vous écrivez cette phrase hors contexte, cela paraît tellement simple. Dans le contexte du récent et énième scandale de comportement abusif d’un maître  bouddhiste, on pourrait même abuser d’une telle phrase pour culpabiliser les victimes. Vous n’aviez pas à donner autant de pouvoir à l’auteur du méfait. Ce n’est malheureusement pas aussi simple.

Nous utilisons facilement des mots tels que : abus, comportement abusif, violence physique ou psychique. Mais le sens que nous donnons à ces mots n’est pas toujours aussi évident. Quelle limite est-elle dépassée, se demandait quelqu’un, celle de la loi, celle d’un code de  conduite ? Les codes et les lois sont évidemment nécessaires. Un contact sexuel avec un enfant est toujours un crime, quelles que soient les circonstances. Si un médecin entame une relation avec un patient, on est face à une violation du code de déontologie. Mais les lois et les codes ne peuvent que toucher au sommet de l’iceberg. Une grande partie reste cachée.

Et pourquoi ne parle-t-on que de l’abus sexuel? On a parfois l’impression que nous sommes plus avides de sensationnel qu’intéressés par le sort des victimes. J’ai un jour essayé d’expliquer à un maître que, si en tant que médecin je me comportais avec mes patients comme lui se comportait avec ses élèves, j’aurais de sérieux problèmes avec la commission de discipline. Il n’était pas question dans ce cas de contact sexuel mais d’aide dans le ménage, de petits travaux, de baby-sitting. Le maître  n’y voyait aucun problème. Dans sa tradition, ce type de services était inhérent au statut d’élève. J’ai beaucoup de mal à comprendre cela. Pour un médecin ou un psychothérapeute, il s’agirait d’un comportement abusif. Un maître bouddhiste est-il donc autorisé à tout, sauf au sexe ?

Un comportement abusif va bien plus loin que les lois et les règles. La limite est celle de l’intégrité personnelle de l’autre. Je ne connais pas de définition à 100% correcte de la violence ou de l’abus. La définition pragmatique que je fais mienne est la suivante : ne pas accorder le droit d’être à la perspective de l’autre. En bref, cela signifie: « Je n’en ai rien à faire que tu aimes ça ou pas, je le veux parce que moi, j’aime ça. »

Il y a deux façons de réagir face à la vulnérabilité de quelqu’un. Dans une relation d’abus, la vulnérabilité de l’autre est l’endroit où vous devez être. C’est là que vous pouvez le toucher. C’est là que vous pouvez dépasser sa limite. Dans une relation basée sur le respect, la fragilité de l’autre est l’endroit où vous vous arrêtez ; l’endroit où, si nécessaire, vous protégerez l’autre.

Un comportement abusif peut être très clair, mais également très subtil. Forcer quelqu’un à avoir des relations sexuelles sous la menace d’une arme est quelque chose de très clair. Mais si le point vulnérable de quelqu’un est son incertitude, et que vous lui racontez des choses telles que : « Tu es quelqu’un de tellement spécial, tu as une âme tellement profonde … » et ce, jusqu’à ce que cette personne devienne tellement folle qu’elle accepte toutes vos avances. Dans ce cas, aucune loi n’est transgressée. Stricto sensu, il est alors question de consentement mutuel alors qu’en fin de compte, on est toujours en présence d’un abus. Et une fois l’ivresse passée, l’autre se sentira non seulement abusé mais aussi honteux, car nous avons honte de notre vulnérabilité émotionnelle. Et cette honte nous rend encore plus vulnérables.

Personne n’a honte de ne pas avoir une peau pare-balles. Personne ne fait un problème du fait que les policiers portent un gilet pare-balles. Si nous posons la question de savoir comment la victime de violences sexuelles ou psychiques aurait pu se protéger, nous risquons de nous voir reprocher de placer la responsabilité en la personne de la victime plutôt que dans celle du coupable. Mais nous ne disons quand même pas non plus à nos enfants : suis n’importe quel adulte qui te le demande, tu n’es pas responsable s’il abuse de toi. Il est important de reconnaître notre vulnérabilité et de la prendre au sérieux.

Où est notre vulnérabilité d’élève face à un maître  bouddhiste ? En premier lieu dans le malentendu qui consiste à penser que nous ne sommes pas bons, que nous n’avons rien compris et dans l’autre malentendu qui consiste à croire que le maître  lui, a en revanche tout compris et est bon.

Combien d’écrits bouddhistes contemporains ne nous donnent-ils pas le sentiment que nous ne sommes pas bons ? Nous avons un trop grand ego, nous ne parvenons pas à nous défaire des choses auxquelles nous sommes attachés. Si on lit les textes bouddhistes anciens, on constate que Bouddha ne prend jamais ce ton-là. Le Bouddha parle toujours très concrètement. « La naissance de ceci entraîne la naissance de cela ». Il répond aux questions ou il donne des instructions claires. Le Bouddha ne menace jamais du doigt en disant que nous ne faisons pas les choses « comme il faut ».

Les banalités classiques sont l’”attachement” et l’”ego”. Sur le site de Sweeping Zen, on peut lire un poème poignant d’un des élèves de Sasaki Roshi.

Roshi, you are a sexual abuser
“Come” you say as you pull me from a handshake onto your lap
“Open” you say as you push your hands between my knees, up my thighs
fondle my breasts
rub my genitals
french kiss me

I told you I don’t like it.
I asked you why you do this?
You said, “nonattachment, nonattachment, you nonattachment

La recherche de la destruction de l’ego serait selon un auteur un élément essentiel, non seulement du bouddhisme, mais de nombreuses idées et pratiques religieuses, puis-je lire dans le Boeddhistisch Dagblad . A titre d’illustration, un texte extrait du Pali Canon.

Toutes les manifestations sont périssables.
Toutes les choses périssables mènent en fin de compte à la souffrance.
Tout est instable, sans essence permanente, sans soi”.
Ce sont là les trois caractéristiques de l’existence.

Personne ne voit cette contradiction flagrante ? Le bouddhisme ancien n’a même pas la notion d’un ego comme nous l’entendons actuellement, comment pourrions-nous alors le détruire ? Anatta, le non-soi, est une caractéristique de toutes les manifestations. C’est un point de départ, pas quelque chose qui doit être atteint. Mais cela peut devenir une arme puissante aux mains d’un maître . Tout ce que vous faites et pensez est une expression de votre ego qui doit encore être détruit. De cette manière, l’abus devient même inhérent au bouddhisme. La perspective de l’autre n’est pas quelque chose qui doit avoir le droit d’être mais qui doit être détruit aussi violemment que possible. L’opposition de l’élève en revanche n’est rien de plus que son propre ego.

Cela peut devenir une culture dans un sangha. Vous plaindre auprès de vos condisciples ne fait que confirmer que vous avez tort et combien le véritable non-moi est encore éloigné de vous. Nous pensons qu’il doit en être ainsi. Le maître  ne fait que ce que son propre maître  a fait avec lui. En devenant élève, l’élève lui en a donné l’autorisation. C’est ainsi que cela fonctionne.

Sois ton propre maître disons-nous alors. Cela semble être l’ultime reconnaissance de votre propre perspective. Mais si j’ai envie d’apprendre votre recette de la tarte aux pommes, je ne souhaite pas que vous me répondiez: “Sois ton propre maître ”. Je veux que vous me l’appreniez, ou que vous me disiez que vous voulez garder cette recette pour vous, ou que vous avouiez que vous ne la connaissez pas. « Sois ton propre maître ” peut signifier la véritable fin de toute notion d’apprentissage. Mais si je considère ma propre vie : j’ai appris des choses de tant de personnes. Je n’aurais pas voulu manquer cela.

“Sois ton propre maître ” devient vite un paradoxe assené par les maîtres très autoritaires. Si vous voulez recevoir une réponse : « sois ton propre maître  ». Si vous trouvez votre propre réponse: “c’est à nouveau ton ego”. Les paradoxes sont des figures de style qui peuvent aider à exprimer en langage courant ce qui n’est pas exprimable en langage courant, tout comme les métaphores et autres figures de style que nous pouvons retrouver dans un langage poétique. Mais ils peuvent également être mal utilisés, comme un « double bind », par lequel le maître  réussit à maintenir chaque fois l’élève dans une position vulnérable.

Nous trouvons également que l’abus aurait dû être signalé plus vite, par la victime, par d’autres personnes et responsables concernés. « Je ne pourrais plus me regarder dans un miroir si je m’étais tu », dit un avocat. Comme d’habitude, ce sont les cordonniers qui sont le plus mal chaussés . La réalité c’est qu’entretemps, beaucoup de gens doivent continuer à se regarder dans un miroir tout en s’étant tus, ou en ayant parlé et n’ayant pas été entendus ou en ayant parlé et ayant été réduits à rien.

Nico Tydeman décrit dans son livre sur la transmission comment son maître  le menaçait de lui retirer ses compétences de maître  s’il ne se conformait pas. C’est ce qui m’est arrivé il y a des années lorsque j’ai voulu interpeller un maître  à propos de son comportement. Je n’aurais plus pu me regarder dans un miroir si je ne l’avais pas fait. Le résultat fut que je fus immédiatement excommunié en public, du sangha dont faisait partie mon groupe et de l’Union boudhiste belge. Quelqu’un qui entre en conflit avec son maître  n’est pas apte à donner cours sur l’éthique bouddhiste, fut la raison qu’on me donna. Mais qui contrôle le maître ?

Allons-nous résoudre ce problème par des réglementations et des codes de conduite? Le bouddhisme possède un code de conduite vieux de 2500 ans qui ne laisse rien à désirer en matière de clarté. Cela n’a malheureusement pas empêché tout cela d’arriver. En dehors des codes, nous avons besoin de transparence. “Un maître  ne peut jamais avoir un pouvoir plus grand que celui que les élèves sont disposés à lui donner ». Pour cela, ce qu’il arrive maintenant est nécessaire : que les gens osent parler, que soit mis en lumière tout ce qui a été caché si longtemps, que les mécanismes soient dévoilés. Cette transparence me paraît être la meilleure prévention.


Les tourbillons de la vie par Edel Maex
09 AOûT 2015

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"J’ai connu tellement de gens qui attendent des années sur leur coussin jusqu’à ce « qu’elle » arrive, alors que c’est quelque chose que l’on fait en cet instant : ouvrir notre esprit et notre cœur et être prêt. C’est ça, la grâce. Ce n’est pas le hasard. On ne la reçoit pas de là-haut. C’est un droit de naissance. Elle est omniprésente. On y a accès maintenant."

Edel Maex, qui nous fera l'immense plaisir d'être des nôtres lors de la matinée de méditation organisée le dimanche 27 septembre prochain dans le cadre des Journées Emergences, publie assez régulièrement de très beaux textes sur son blog. Grâce à l'aide généreuse de bénévoles, nous avons entrepris de les traduire en français afin d'en faire profiter un plus grand nombre.
Merci à Marthe qui a traduit ce premier billet sur la grâce.


Est-ce que la grâce existe dans le bouddhisme? Cette question m’a été posée dans le contexte d’un dialogue interreligieux. Mon premier réflexe a été de dire « oui, évidemment ». La grâce et la libération sont l’essence même du bouddhisme. “Tout est grâce” cite régulièrement Ton Lathouwers. Un vers du gospel “Amazing Grace”: J’étais aveugle, mais maintenant je vois (I once was blind but now I see) semble même venir directement du bouddhisme.

Lorsque je me mis à chercher la signification du mot grâce par la suite, cela devint moins simple. Sur Wikipedia, je lus : « La grâce est, dans la religion chrétienne, une expression utilisée pour décrire une faveur bienveillante accordée par Dieu à l’homme.  Les Chrétiens y voient don gratuit et tout à fait immérité par l'homme. »

Les religions sont le reflet des sociétés dans lesquelles elles apparaissent. La définition chrétienne de la grâce cadre parfaitement dans une société médiévale. Nous ne serons donc pas surpris qu’elle ne corresponde plus à notre société moderne. Dans les monarchies, comme en Belgique ou aux Pays-Bas, le roi peut toujours accorder sa grâce, même si, dans les faits, les décisions sont prises par un gouvernement élu démocratiquement.

Et qu’en est-il des cultures traditionnelles bouddhiques? L’exemple type du bouddhisme ancien est naturellement le récit d’Angulimala. Anguilimala était un tueur en série qui, lors d’une confrontation avec le Bouddha, se repent soudainement et devient moine. Quand le roi Pasenadi vient chez le Bouddha quelques jours plus tard, le Bouddha lui demande ce qu’il ferait si Angulimala devenait moine. Le roi trouve l’idée fort improbable, mais si cela devait se passer, il honnorerait comme à n’importe quel autre moine. En disant cela, il donne sa grâce à Angulimala sans s’en rendre compte. Nous sommes ici en terrain connu. La structure sociétale de l’Inde n’était pas si différente que celle que nous avons connu jusqu’au Moyen-Age.

La particularité de ce récit, est qu’au moment de sa conversion, le Bouddha voit Anguilimala tel qu’il est à ce moment précis et non, tel qu’il était jusque là, ce qui est improbable, autant chez nous qu’en Inde. C’est presque un sport pour nous de tirer impitoyablement vers le bas toute personne qui serait mise en avant, dès qu’il apparaît qu’elle a fait un pas de travers à un moment dans sa jeunesse. Peu importe comment cette personne est maintenant, si dans le passé… Tout le monde a un jour fait quelque chose qu’il ou elle n’aurait pas du faire, aussi celui qui crie le plus fort. Tout le monde regrette certaines actions, mais l’opinion publique est sans pitié.

Dans le récit d’Angulimala, cela devient encore plus fort quand il atteint l’éveil, peu de temps après. Pour les normes indiennes, c'est totalement impensable. Dans le monde hindou, il n’y a pas d’enfer éternel, mais quelqu’un comme Angulimala devrait au moins se réincarner pendant des vies innombrables en enfer avant qu’on lui accorde une nouvelle chance. Son passé n’est pas pour autant effacé. Il revient encore régulièrement couvert de sang de marches en contemplation parce que quelqu’un lui jette une pierre depuis derrière un buisson. Le Bouddha lui conseille de prendre patience.

Cela fait partie de l’essence du bouddhisme : la libération est possible à chaque instant. Karma signifie que le moment suivant est déterminé par le moment présent, mais signifie aussi que je peux prendre action dans ce même moment présent. J’ai connu tellement de gens qui attendent des années sur leur coussin jusqu’à ce « qu’elle » arrive, alors que c’est quelque chose que l’on fait en cet instant : ouvrir notre esprit et notre cœur et être prêt. C’est ça, la grâce. Ce n’est pas le hasard. On ne la reçoit pas de là-haut. C’est un droit de naissance. Elle est omniprésente. On y a accès maintenant.

Lorsqu’il atteint la Chine par la route de la soie, le bouddhisme arrive dans une toute autre société. Un des éléments fondamentaux du monde chinois est la résonance (ganying). L’observation de base est la vibration des cordes accordées d’un lut alors qu’une seule corde est frappée. De la même manière, des phénomènes accordées résonnent entre eux dans le microcosme et le macrocosme. Des inondations (trop de yin), par exemple, sont mises en relation avec trop de femmes (yin) dans des positions de pouvoir.

La tâche de l’empereur est de parvenir à l’harmonie. Si l’empereur exécute un rituel pour une bonne récolte, il doit aussi, grâce à des actes appropriés et aux couleurs assorties de ses vêtements, résonner avec les gens, avec la terre et avec les phénomènes célestes. Si ces derniers sont mis en harmonie, les conditions climatiques seront favorables, les récoltes abondantes et les gens heureux. Il est important de remarquer qu’il n’implore un dieu céleste pour obtenir une faveur arbitraire, mais qu’il participe à un phénomène tout à fait naturel. Quand le rituel est exécuté correctement, le ciel ne peut qu’y répondre favorablement.

Ces principes font alors leur entrée dans le bouddhisme. Le vœu de Bouddha Amida d’accueillir tous ceux qui l’invoquent son Royaume Pur, même les plus perdus, doit être compris comme une réponse aux souffrance infinies du monde. Notre nature est la même que celle du Bouddha. L’invocation d’Amida est une réponse de notre propre nature de Bouddha, comme un enfant qui s’est fait mal, mais qui ne pleure qu’au moment où il voit sa mère.

Lorsque nous chantons la Sutra de Guanyin: “Prends refuge dans Guanyin et plus rien ne pourra te toucher”, cela ne signifie pas qu’un être surnaturel descendra des nuages. Cela signifie que la compassion est la réponse à notre souffrance. La capacité de Guanyin à prendre toutes sortes de formes est sa capacité à répondre à ce que demande cette situation concrète. Souffrir et la compassion résonnent naturellement l’un avec l’autre.

Peut-être pouvons-nous regarder la notion de résonance d’encore un peu plus près. Si on jette une pierre dans l’eau, apparaissent des rides dans l’eau. Je ne provoque pas les rides, Elles sont la réaction de l’eau. Si je lance un morceau de pain dans l’eau, les canards arrivent en caquetant. C’est leur réaction. Le phénomène n’est pas initié par moi. L’eau, les canards m’invitent à le faire. Regardez donc les visages des petits enfants qui arrivent avec leur grand-père à vélo, chacun avec leur sac de vieux pain. Les enfants, le grand-père, l’étang, les canards participent à un ensemble résonnant, dans lequel l’un stimule l’autre. De cette manière, nous faisons partie d’un tout résonnant de manière organique, de souffrance et compassion, d’être  Bouddha et d’être humain.

En tant qu’Occidentaux, nous expliquerions cela plutôt de manière psychologique. En mindfulness, je porte une attention bienveillante et ouverte à ma douleur et ma tristesse. C’est ma souffrance, ma douceur, ma bienveillance. Cette explication psychologique a cependant des limites. Tant que je vais mal, je pense que ma souffrance est ma souffrance. Dès que ça va mieux, je peux à nouveau être ouvert à ce qui se passe autour de moi, et je découvre que ma souffrance n’est pas uniquement ma souffrance. Elle me dépasse. Je la vois partout autour de moi. Voilà qui serait une découverte insupportable, si la bienveillance ne se trouvait pas elle aussi, tout autour de moi. La bienveillance aussi me dépasse. Et ce n’est visible que si je m’ouvre. Cette ouverture, c’est la nature de Bouddha.

“Moi” n’est qu’un élément minuscule qui fait partie d’un grand tout de souffrance et de bienveillance qui résonne. D’un autre côté, il n’y a ni souffrance ni bienveillance sans le particulier. C’est toujours la souffrance concrète d’une personne particulière à laquelle répond la bienveillance concrète d’une autre personne concrète. Guanyin peut prendre toutes les formes, mais elle se manifeste dans telle ou telle forme concrète.

Quand je me prosterne face à une image de Bouddha, je participe à un geste de respect et de bienveillance. Cette image de Bouddha n’est qu'une fenêtre symbolique sur le monde. Le mouvement ne commence pas avec moi-même. L’attention douce et bienveillante qui émane de la statue, m’invite à la prosternation. En cultivant ce mouvement dans le zendo, je résonne avec respect, avec douceur, dans la reconnaissance du droit d'être. Ceci ne devient concret qu’après nombre de rencontres avec nombre d’être vivants qui viennent chaque jour sur mon chemin.

Il y a une expression bouddhique chinoise qui dit : “celui qui se prosterne et celui vers qui on se prosterne, sont ouverts de manière égale. (ouvert est ici une traduction de sunya, souvent traduit comme “vide”.) L’ouverture se prosterne vers l’ouverture, l’ouverture résonne avec l’ouverture. C’est pour ça que nous chantons dans le Soutra du Coeur: « la forme est l’ouverture (vide), l’ouverture est forme ». Il n’y a pas d’ouverture en dehors d’une forme concrète. Autrement, cela devient un vide informe, que certaines personnes aiment prendre pour l’illumination, mais qui ne fait que nous rendre étranger au monde. L’éveil reste l’éveil, jusque dans la réalité concrète.

Les cordes ne peuvent entrer en résonance quand elles sont coincées. C’est pour cela que nous méditions, pas pour atteindre quelque chose, mais pour devenir ouvert comme la caisse de résonance du lut, qui, grâce à son ouverture, peut résonner avec toutes ses cordes. Comme la cloche qui continue à sonner doucement après les bruits qui l'entourent. Nous arrivons donc à la même conclusion. Ceci est la grâce. On ne doit pas la recevoir d’en-haut. Ce n’est pas le hasard.  C’est un droit de naissance. Elle est omniprésente. Tout est grâce. On y a accès maintenant.